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Forêt

L’épidémie silencieuse

Publié le 13/05/2020 | par Bérengère de Butler

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Le dépérissement en forêt de Masevaux durant l’été 2019.
Ilona Bonjean
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Une pessière frappée par l'épidémie de scolyte. Pas facile à mettre en oeuvre la distanciation sociale en forêt...
DR
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Les larves de scolytes creusent des galeries sous l'écorce des épicéas.
Tyazz, « La nature en Lorraine au fil des saisons »
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Répartition des essences les plus touchées par le phénomène de dépérissement.
ONF
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Cartographie des surfaces impactées par le dépérissement.
ONF
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Récolter le bois scolyté, c'est bien. Mais, pour enrayer l'épidémie et pouvoir valoriser ce bois, il faut pouvoir le sortir des forêts.
Ilona Bonjean
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Les grumes scolytées présentent une bordure bleue qui affecte la valorisation du bois.
Ilona Bonjean

Alors que les humains se battent contre le Covid-19, les forêts, elles, sont confrontées à une épidémie de scolytes. Ses effets s’annoncent dramatiques pour les forêts européennes. Non seulement, parce qu’elle touche des arbres déjà affaiblis par plusieurs sécheresses mais aussi, parce que les hommes, occupés à combattre leur virus, ne sont pas en capacité de prendre les mesures qui s’imposent pour protéger la forêt.

Certains arbres n’ont pas survécu au manque d’eau et aux périodes caniculaires des étés 2018 et 2019. C’est particulièrement vrai dans le Grand Est, une région où la forêt est majoritairement composée d’essences qui figurent parmi les plus touchées : l’épicéa, le hêtre, le sapin… En tout, ce sont 218 305 ha qui ont été touchés par des dépérissements en forêt publique, ce qui représente 2,14 millions de mètres cubes (Mm3) de bois qui viennent s’ajouter aux 15 Mm3 récoltés habituellement, estime l’ONF. Des dégâts assez généralisés, mais aussi plus ou moins marqués selon les secteurs, en fonction des caractéristiques de sols, des microclimats…

 

 

Épicéa : la double peine

Si l’épicéa est l’essence la plus impactée par le dépérissement c’est que ce résineux est très exigeant en eau, et que les réserves du sol étaient sérieusement entamées par plusieurs années déficitaires en précipitations. Mais c’est aussi que l’épicéa est la cible privilégiée des scolytes, des coléoptères qui pondent leurs œufs sous l’écorce des arbres affaiblis. Les larves s’y développent en creusant des galeries, jusqu’à atteindre le stade adulte et à prendre leur envol pour aller infester d’autres arbres. Or l’état actuel de la forêt est particulièrement propice au ravageur : « Les arbres affaiblis émettent des signaux chimiques qui attirent les insectes », indique Claude Hoh, conseiller forestier à la Chambre d'agriculture Alsace. Et des arbres affaiblis, ce n’est pas ce qui manque actuellement, entre ceux impactés par la sécheresse et ceux qui ont été mis à terre par les coups de vent des mois de février et mars… « Nous sommes face à un saupoudrage de chablis », décrit Claude Hoh. Soit autant de clusters potentiels du ravageur. À cela s’ajoutent des conditions météorologiques elles aussi favorables à l’insecte : l’hiver a été doux, le printemps aussi, les sommes de températures se sont donc rapidement accumulées, si bien que les premiers vols de scolytes ont été détectés début avril.

En pleine phase épidémique de scolytes

« Des études scientifiques menées sur le long terme ont permis de mettre en évidence que les scolytes ont une dynamique de population cyclique sur plusieurs années, avec des phases basses, où la population est jugulée à la fois par des prédateurs et des conditions météorologiques non propices. Et des phases hautes, qualifiées d’épidémiques », pose le conseiller forestier. Les attaques de scolytes sont entrées en phase épidémique sur quasiment toutes les pessières de la moitié nord de la France en 2018. Et l’année 2019 s’est terminée sur une population très importante de scolytes. En Grand Est et en Bourgogne - Franche-Comté, les professionnels évaluent le volume d’épicéas scolytés à 7 Mm3, soit trois fois plus que l’an dernier, sachant qu’1 m3 d’épicéa scolyté engendre 30 000 scolytes typographes. Et que, sur ces 7 Mm3, 3 Mm3 sont encore sur pied en forêt. « Une épidémie met en général trois ans à se calmer », indique Claude Hoh. Mais la quantité de réservoirs et le temps chaud, et sec, de ce début de printemps laissent penser que la décrue n’est pas encore pour 2020. Au contraire, les forestiers s’attendent à une année 2020 dévastatrice.

 

 

Les pertes financières s’envolent

Avec des premiers vols début avril, l’envol de la nouvelle génération, qui a lieu quatre à six semaines après les pontes, n’est plus qu’une question de jours. Or la principale mesure à mettre en œuvre pour limiter l’épidémie, c’est de sortir de la forêt les bois contaminés, pour limiter la charge en insectes. Instaurer une forme de distanciation sociale entre bois malade et bois sain, en quelque sorte. Mais cela suggère des bûcherons qui travaillent, des scieries qui tournent… Et, avec l’épidémie de Covid-19, l’économie tourne au ralenti : « Les bûcherons privés travaillent, ceux de l’ONF aussi, même si ce n’est pas à plein régime. Mais si on ne peut pas sortir le bois infecté des forêts ça ne sert pas à grand chose », constate Claude Hoh.

 

 

Les traitements chimiques contre les scolytes existent mais ils sont si coûteux et préjudiciables pour l’environnement qu’ils ne sont plus mis en œuvre : « Ça ne sert à rien de dépenser autant d’argent pour sauver du bois qui ne va pas se vendre. » En effet, dévastatrice pour les forêts, les épidémies le sont aussi pour l’économie de la filière : le volume de bois mis sur le marché augmente de manière significative. Et il s’agit de bois difficile à valoriser : « Si on le valorise rapidement, les dégâts sont limités. Mais, avec le temps, l’écorce va tomber, le bois va se dessécher, et sa qualité va se déprécier », rapporte Claude Hoh. Pour freiner l’épidémie, il aurait donc fallu commencer à sortir les bois malades de la forêt mi-mars. Comme ça n’a pas été fait, ou très peu, en tout cas pas suffisamment, l’épidémie risque de repartir de plus belle. Or, si les scolytes s’en prennent en première intention aux sujets malades, ils peuvent aussi, s’ils sont nombreux, venir à bout d’épicéas sains. Résultat : les estimations des pertes financières liées à cette épidémie s’envolent, de 80 à… 460 millions d’euros (M€).

Marché saturé et économie à l’arrêt

Face au dépérissement des forêts de l’est de la France, des mesures avaient été prises, quoique tardivement, par les autorités publiques. Le ministère de l’Agriculture a débloqué une enveloppe de 16 M€ pour aider à l’exploitation et à la commercialisation des bois scolytés. Ainsi, il existe une aide au transport de bois pour l’acheminer par voie ferroviaire vers l’ouest de la France, afin de lui trouver un usage plus valorisant que celui de bois énergie. L’exportation de ces bois peut aussi faire l’objet de subventions, sachant que le phénomène ne touche pas que la France : « Toute l’Europe est concernée, et particulièrement la Tchéquie, dont la forêt est essentiellement constituée d’épicéas », précise Claude Hoh. Conclusion : il y a déjà, et il va y avoir encore plus, de bois scolyté sur le marché. Et ce n’est pas une économie à l’arrêt qui va permettre de l’absorber.

Reboisement : des îlots test

Se pose aussi la question de la reconstitution des peuplements touchés. Notamment des espèces à privilégier dans un contexte de changement climatique. Dans le Grand Est, différents acteurs de la filière sont en train de constituer un réseau d’îlots d’avenir, des parcelles de 2 ha où sont testées de nouvelles essences. Le projet prévoit la réalisation de 25 îlots en forêt domaniale, 25 en forêt communale et 25 en forêt privée, soit 75 sur l’ensemble du Grand Est, pour un total de 300 000 arbres plantés d'ici 2022. Une opération qui exige des moyens financiers importants - près de 2,10 M€ - apportés par la Région Grand Est à travers le Programme européen pour l’innovation.

D’ores et déjà, dix essences ont été sélectionnées sur la base des connaissances issues de projets de recherche antérieurs, peut-on lire sur le site internet de l’ONF. Il s’agit essentiellement d’essences méditerranéennes, comme le sapin de Cilicie ou le chêne Zéen. Des essences identifiées pour leur capacité à s’adapter au climat actuel et au climat futur, à produire du bois d’œuvre, et suffisamment de graines pour se reproduire. Des actions sont donc engagées pour panser les plaies de la forêt mais le chemin jusqu’à la guérison s’annonce long, à l’aune du pas de temps qui y règne.

 

Regardez à nouveau :

 

 

Lire aussi : La forêt en urgence sanitaire, sur le site de L'Est agricole et viticole, et sur le site du Paysan du Haut-Rhin.

 

Sécheresse : la crainte d’effets à retardement

Le manque d’eau de ce début de printemps n’a encore que peu d’impacts sur la forêt : « Il y a encore de la réserve en profondeur mais la végétation commence à y prélever de l’eau », indique Claude Hoh. S’ils ont été salvateurs pour l’agriculture, les quelques millimètres qui sont tombés fin avril ont en grande partie été interceptés par la canopée en forêt. Donc les réserves n’ont été que peu rechargées : une autre source d’inquiétude pour les forestiers car, s’ils ont survécu à 2018 et 2019, une proportion non négligeable d’arbres en porte les séquelles. « On voit nettement des individus qui sont affectés, notamment des sapins avec des couronnes très affaiblies, et qui pourraient ne plus résister à une nouvelle année de déficit hydrique, même modéré », rapporte Claude Hoh.

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